Matisse ne part pas en
voyage, ne fait pas de randonnées, il se rend en un lieu précis
dans l'espoir de trouver réponse à une question picturale.
S'il va à Londres en 1898, c'est " spécialement
pour voir Turner " après trois étés bretons
durant lesquels il a pu se familiariser avec la peinture de plein
air.
S'il embarque pour Ajaccio dés son retour d'Angleterre, c'est
pour peindre comme bon lui semble loin de l'école et des salons.
Le voyage est pour lui une manière de recul, il rend la liberté
au peintre.
Musée Matisse, Nice ©
Succesion Henri Matisse
Quand il séjourne à St Tropez en juillet 1904, il ne
renoue pas seulement avec le voyage corse, il se met une nouvelle
fois à l'école du post-impressionnisme pour sortir de
l'impasse des quatre années précédentes ; L'été
suivant, il sera à Collioure, pour se libérer d'une
méthode (influencée par Signac) dont il avait expérimenté
les limites et s'immerger enfin dans le paysage méditerranéen.
S'il se rend en Algérie en 1906, c'est sur les pas des écrivains
et des peintres, à la recherche d'un Orient qui ne cessera
de l'inspirer. Mais c'est à Munich en 1911 qu'il en aura la
révélation. L'Orient de Matisse ne doit rien ou presque
à celui des orientalistes.
Mais c'est Tahiti qui apporterait à Matisse la réponse
la plus féconde, celle dont l'uvre, durant les vingt-quatre
années à venir serait à jamais marquée.
Musée Matisse, Nice ©
Succesion Henri Matisse
Quand il entreprend son tour du monde, Matisse à en tête
un tableau laissé inachevé :
" La jeune femme à la robe de tilleul ".
" Au cours de mon voyage, tout en étant fortement impressionné
par ce que je voyais tous les jours, j'ai pensé à plusieurs
reprises à mon travail laissé en train. Je pouvais même
dire que j'y pensais constamment. En rentrant à Nice, cet été
pour un mois, je repris mon tableau et j'y travaillais tous les jours
" " Quand on a travaillé longtemps dans le même
milieu, il est utile d'arrêter à un moment donné
la marche habituelle du cerveau par un voyage qui en repose certaines
parties et en laisse affluer tant d'autres. Et puis cet arrêt
permet un recul, par conséquent un examen du temps passé.
On reprend son chemin avec plus de certitude quand la préoccupation
de la partie antérieure du voyage n'ayant pas été
détruite par la quantité d'impressions reçues
du monde nouveau dans lequel on s'est plongé, reprend possession
du cerveau ".
" L'ivresse des pays comme Tahiti est possible sur le cerveau
d'un homme en formation chez lequel les différentes jouissances
se confondent ( c'est-à-dire quand il a senti la rondeur voluptueuse
d'une tahitienne, il s'imagine que le ciel est plus clair ). Mais
quand l'homme est formé, organisé, avec le cerveau ordonné,
il ne fait plus ces confusions et il sait davantage d'où lui
vient son euphorie, sa dilatation "
dira-t-il à E.Tériade .
"Lagon"
Musée Matisse, Nice © Succesion Henri Matisse
" En travaillant depuis quarante ans dans la lumière et
l'espace européens, je rêvais toujours à d'autres
proportions qui pouvaient se trouver dans l'autre hémisphère.
J'ai toujours eu conscience d'un autre espace dans lequel évoluaient
les objets de ma rêverie. Je cherchais autre chose que l'espace
réel. Voilà pourquoi quand j'étais à Tahiti,
je me recueillais pour rechercher les visions de la Provence, pour
les opposer brutalement à celles du paysage océanien.
La plupart des peintres ont besoin du contact direct des objets pour
sentir qu'ils existent et ils ne peuvent les reproduire que sous leur
condition strictement physique. Ils cherchent une lumière extérieure
pour voir clair en eux-mêmes ".
"Fenêtre à Tahiti" 1935-36
Musée Matisse, Nice © Succesion Henri Matisse
Matisse part à Tahiti à
cause, dira-t-il de la lumière : "
J'irai vers les îles, pour regarder sous les tropiques, la nuit
et la lumière de l'aube qui ont sans doute une autre densité
. La lumière du Pacifique est un gobelet d'or profond dans
lequel on regarde. Je me souviens qu'à mon arrivée,
ce fut décevant et puis peu à peu, c'était beau,
c'était beau, c'était beau !. Les feuilles des hauts
cocotiers, retroussées par les alizés, faisaient un
bruit soyeux. Ce bruit était posé sur le grondement
de fond d'orchestres des vagues de la mer venant de briser sur le
recif. Je me baignais dans le lagon. Je nageais autour des couleurs
des coraux soutenus par les accents piquants et noirs des holothuries
etc
".
Oceanie - ciel; 1946
serigraphie sur lin
Musée Matisse, Nice © Succesion Henri Matisse
L'or
nacré de la lumière tahitienne envahira bientôt
les tableaux niçois. Matisse rapportera cette euphorie chromatique
que le nageur peut éprouver en passant d'un milieu coloré
à un autre, des poissons mirobolants aux nuages au-dessus de
Moorea.
Ainsi l'hommage le plus grand que Matisse pourra rendre à Tahiti
sera la chapelle de Vence qui réunira en un même espace
les couleurs découpées des végétations
sous-marines des lagons et l'intensité des grandes pages blanches
revêtues de céramique où Matisse dessinera "
Saint Dominique " et la "
Vierge à l'Enfant ".
Lorsqu'il s'installera à Vence en 1943, c'est à Tahiti
qu'il pensera. " Je me croyais
à Tahiti à l'heure du marché lorsque la brise
m'amène une odeur de bois ou d'herbes brûlées,
je sens le bois des îles
"
Musée Matisse, Nice © Succesion Henri Matisse
Textes de Xavier Girard.
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Marie - Peintre de la Mer